Elros avançait d'un pas tranquille dans une vaste forêt qui ne l'inquiétait aucunement. Sous sa forme humaine, il était plus vulnérable que d'ordinaire, mais pour l'heure, personne n'était sur le point de l'attaquer. Ses sens avaient conservé leur extraordinaire acuité, aussi, il percevait chacun des mouvements des animaux qui se promenaient alentours, et fuyaient sur son passage de peur d'être dévorés. Ce qu'ils ignoraient, c'est qu'il n'avait pas faim, et qu'il s'efforçait de se comporter comme un bipède, aussi, pour cette fois, ils ne risquaient rien. Au bout d'une bonne vingtaine de minutes de marche, le rouquin s'était immobilisé, afin d'observer le paysage qui s'étalait sous ses yeux. La ville la plus proche devait être à plusieurs kilomètres, aussi, pendant un court instant, il avait regretté ses ailes, qui lui permettaient de parcourir des longues distances en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire.

Les Hommes étaient faibles, lents, et incroyablement fragiles : la moindre petite ronce suffisait à les écorcher et à faire couler leur sang, constatation qu'il avait faite en sautant d'une corniche rocheuse, pensant pouvoir se réceptionner sur ses jambes, comme il l'aurait fait en temps normal. Résultat des courses, une coupure relativement profonde, qui s'étalait sur son mollet gauche, et quelques hématomes, qui disparaitraient rapidement. Il n'avait croisé personne sur son chemin, ce qui le contrariait un peu. Son but premier était en effet de côtoyer les membres de l'espèce qu'il souhaitait " étudier ", et l'isolement dans lequel était plongé le lieu qu'il traversait ne lui permettrait guère de l'atteindre... Il allait reprendre sa forme originelle pour rallier la civilisation, quand du bruit était parvenu à ses oreilles fines.

Les pas étaient légers, trop pour appartenir à un individu adulte et lourdement armé. Toutefois, un détail avait fait froncer les sourcils au reptile : L'odeur qui était présente sur l'inconnu en approche était différente de celles des gens qu'il avait eu l'occasion de rencontrer par le passé : eux sentaient la fumée, parfois même ce qu'ils appelaient le parfum pour les plus riches, mais dans la situation actuelle, il ne percevait qu'une fragrance étonnamment naturelle. Avait-il affaire à autre chose qu'un humain ? Non, cela lui semblait improbable. En attendant d'avoir une confirmation, il avait fait le sourd, conscient que les capacités auditives d'un être normal ne lui auraient pas permis de prévoir une approche aussi furtive...

Même s'il faisait mine de ne rien voir, en se retournant régulièrement vers la droite puis vers la gauche pour donner l'impression à l'inconnu qu'il le cherchait, Elros avait pu observer son visage. Brièvement, certes, mais assez pour avoir quelques informations à son sujet : Il devait être très jeune, pas plus de quinze ans à vue de nez, ce qui était tout à fait dérisoire pour lui qui vivait depuis des siècles, et n'était accompagné que par un petit rongeur, qui ne semblait pas tout à fait conscient d'avoir affaire à un dragon. De plus, ses vêtements étaient différents de ceux que portaient les humains ordinaires. Ceux là était constitués de végétaux, et non de tissus, si bien qu'il en était venu à se poser des questions : existait-il plusieurs " modes " ? Si oui, avait-il bien fait d'opter pour celle des bipèdes qu'il avait croisé par le passé ?

Plentym : Tu te rend compte Trippy ! C'est le deuxième adulte qui vient dans notre forêt ! Je devrai aller me plaindre à leur roi tiens !

Les Hommes avaient visiblement l'habitude de donner des noms aux bêtes qu'ils affectionnaient le plus, puisque c'était de toute évidence ce qu'avait fait l'adolescent, toujours caché dans les fourrés. Le reptile avait mal compris ce qu'il reprochait aux adultes, mais sa dernière exclamation l'avait amusé. Il n'avait pas d'autre maître que lui même, et ce depuis sa naissance, aussi, le titre de Roi ne signifiait pas grand chose pour lui. Il avait entendu des rumeurs au sujet de celui qui gouvernait Camelot, qui était manifestement peu aimé, mais il n'était aucunement disposé à se soumettre à son autorité, d'une quelconque façon. Il était un dragon tout de même, pas un vulgaire chien !

- Il y a quelqu'un ?

C'était une question qui revenait souvent dans la bouche des humains lorsqu'ils pensaient être épiés. Ordinairement, leur voix tremblait un peu, mais Elros n'était pas encore assez bon comédien pour faire croire à une peur qu'il ne ressentait guère...

La petite bestiole velue semblait enfin réaliser à qui elle avait affaire, puisqu'elle s'agitait en couinant, anxieuse. Un tel comportement pourrait mettre la puce à l'oreille de son compagnon humain, mais après tout, ce n'était qu'un enfant : que savait-il des dragons et de leurs pouvoirs ? Sûrement pas grand chose... Elros attendait toujours qu'il se montre, mais contre toute attente, il avait préféré chercher à s'éclipser. Manque de chance, une racine s'était trouvée sur son chemin, aussi, il avait chuté...

Plentym : Aïeuh !

Visiblement, il s'était fait mal. Pas étonnant, vu comment il était taillé... Lentement, le rouquin dont le reptile avait pris l'apparence s'était approché du blessé, prenant soin de laisser un bon mètre entre eux afin qu'il ne prenne pas peur, et s'était agenouillé.

- Pourquoi cherchais tu à fuir ?

Il lui semblait que c'était ainsi qu'il fallait réagir dans de telles circonstances. En général, les Hommes s'inquiétaient de leurs semblables, à plus forte raison lorsqu'ils n'avaient pas encore atteint leur maturité.
L'adolescent avait de petites gouttes d'eau au bord des yeux, gouttes qui étaient appelées " larmes ", et qui signifiaient, d'après ses souvenirs, qu'il souffrait. Toutefois, même s'il savait ce qui les avait fait apparaître, il ignorait pourquoi son étrange interlocuteur ne les laissait pas couler.

- Laisse moi voir.

Il était peut-être un peu brutal, mais il ne s'en rendait pas compte. Après tout, c'était sa première expérience parmi les humains ! Au moment où ses doigts s'étaient posés sur la peau du gamin, il lui avait semblé qu'elle était encore moins épaisse que la sienne, plus fragile. Étais-ce possible ? Un rapide palpage de sa cheville lui avait permis d'affirmer :

- Tu devrais pouvoir remarcher normalement dans trois jours au maximum. Est-ce que tu sais faire les pansements ?

Lui s'était renseigné sur la manière de les confectionner, mais il ignorait s'il était assez habile de ses doigts pour en réaliser un qui tienne la route...

Les gestes d'Elros s'étaient quelque peu radoucis au moment où il avait constaté que le blessé grimaçait. Il avait l'impression de l'avoir à peine effleuré, mais de toute évidence, il devrait faire encore plus attention que ça...

Plentym : Non ! C'est ma mère qui les faisait avant !

Bien, ils étaient dans de beaux draps ! Il n'y avait pas grand chose alentour pour confectionner une attelle de fortune, et à présent qu'il avait conscience qu'il maîtrisait mal sa force, le dragon hésitait à se lancer dans les premiers soins. Il valait peut-être mieux qu'un autre humain se charge de l'enfant, histoire qu'il ne souffre pas d'avantage.

Plentym : Vous êtes quoi pour que mon écureuil ne veuille plus descendre ! D'habitude, il est très curieux quand il voit un autre humain !

Saleté de bestiole ! Elle aurait mérité de finir en brochette, mais puisqu'elle était une sorte d'animal de compagnie, il l'épargnerait...

- Qu'entends tu par " Vous êtes quoi ? ". Ça me paraît évident, non ?

S'il semait le trouble dans l'esprit de son interlocuteur en faisant mine de ne pas le prendre au sérieux, ce dernier finirait sûrement par penser qu'il avait trop d'imagination.

- Où est-elle, ta mère ? Je crois que tu ferais bien d'aller la voir pour qu'elle te soigne si tu ne veux pas que ta cheville enfle.

Cela semblait en effet être la meilleure solution. Soulagé de sa douleur, le gamin oublierait vite qu'il l'avait rencontré, et recommencerait à vaquer à ses occupations en toute insouciance. Il pourrait alors prendre son envol pour rallier la ville, et éviter les ennuis...

Quelque chose avait changé dans le regard de l'enfant au moment où il lui avait parlé de sa mère, mais évidemment, il ignorait pourquoi. Comment aurait-il pu deviner qu'elle était décédée après tout ?

Plentym : Mes parents ne sont plus là ! Répondez à ma question ! Vous êtes quoi ? Vous n'êtes pas humain je le sais tout de suite ! J'ai peut-être vécu dans la forêt mais j'ai observé les adultes de loin et mes parents m'ont un peu expliqué comment ils sont parfois ! Si vous étiez humain, vous auriez demandé pour aller trouver mes parents !

Pourquoi aurait-il demandé à trouver ses parents ? Perplexe, et agacé par les questions de son interlocuteur, il avait repris, un peu sèchement :

- Si je ne suis pas humain, alors je vais disparaître et te laisser te débrouiller tout seul. Tu rencontreras peut-être quelqu'un de moins bizarre pendant les trois jours où tu seras coincé là !

...Sauf s'il préférait qu'il le mange pour abréger ses souffrances, ce qui était également envisageable. Elros était conscient d'avoir du caractère, mais parfois, il s'emportait un peu trop facilement. Cette fois-ci par exemple, il avait regretté d'avoir été aussi dur à la seconde même où il avait cessé de parler, mais le mal était fait. Un soupir plus tard, il se détournait du petit sauvage, et " passait aux aveux " :

- ... C'est vrai que je ne suis pas exactement comme les autres " adultes ", mais tu dois savoir que la différence est très mal vue par le Roi ces temps-ci, alors je te demanderais d'être discret, et de réfréner ta curiosité.

En vérité, il se moquait bien que le monarque apprenne qu'un dragon s'était installé sur ses Terres. Ce qui serait un peu plus embêtant, c'est que sa couverture tombe, et qu'il ne puisse plus se promener librement parmi les Hommes...

- Est-ce que tu acceptes mon aide ou pas ? J'ai encore une longue route devant moi, je ne peux pas me permettre de m'attarder très longtemps.

S'il avait trop peur d'avoir affaire à un monstre sanguinaire, alors il s'en irait, et le signalerait à la première personne qu'il croiserait sur son chemin. S'il tolérait sa présence en revanche, il s'efforcerait de " réparer sa cheville " du mieux qu'il le pourrait...

Le gamin avait semblé se résigner à laisser sa curiosité de côté pour accepter son aide, et c'était tant mieux. Toutefois, sa prise de parole l'avait étonné :

Plentym : Vous pouvez pas me ramener chez moi ? Maman a du y laisser pleins de bandages ! Je pourrais vous montrer mes livres !

Maman ? N'avait-il pas dit que ses parents n'étaient plus là ? Bah, qu'importe, après tout, qu'avait-il à craindre ? En attendant de trouver mieux, il avait déchiré un morceau de sa tunique qu'il avait enroulé autour de la cheville du blessé en serrant un peu, dans l'espoir qu'elle serait assez maintenue pour qu'il puisse marcher. Manque de chance, cela n'était visiblement pas le cas...

- Je peux te porter si tu as trop mal. Où habites tu ?

En attendant une réponse de la part de son interlocuteur, le dragon s'était souvenu de la proposition qui lui avait faite un peu plus tôt :

- Des livres ? Tu sais lire ?

Il ne voulait pas être offensant, mais à ce qu'il avait compris, seuls les enfants issus des plus riches familles du Royaume avaient le privilèges d'être correctement éduqués. Comment cet enfant des bois avait-il pu trouver un professeur ? Il fallait bien que quelqu'un l'ait élevé après tout, du moins durant les premières années de sa vie, sans quoi il n'aurait certainement pas survécu. Seul, un nouveau-né humain était extrêmement vulnérable : pas d'armes naturelles, aucun pouvoir magique, ni même un quelconque moyen de dissimuler sa présence aux prédateurs qui chercheraient à s'en prendre à lui, ou une solide carapace d'écailles pour parer les coups de ses adversaires potentiels... En bref, parvenir à amener une telle créature à atteindre sa maturité devait être un véritable défi.

L'écureuil n'avait pas bougé de sa cachette, et le grand reptile pouvait sentir la crainte qu'il lui inspirait. Il fallait dire qu'il n'était pas placé bien haut dans la chaine alimentaire, contrairement à lui, qui ne craignait pour ainsi dire rien. Les seuls capables de venir à bout des dragons étaient leurs semblables, les mages, assez rares et persécutés par le commun des mortels, et enfin les armées, à supposer qu'elles soient suffisamment nombreuses et équipées pour cela. Cette pensée avait fait sourire Elros : une telle puissance avait de quoi enivrer...

Plentym : Oui je sais lire ! C'est papa qui me l'avait appris ! C'était des fées en fait !

Des fées ? Ces petites créatures étaient souvent charmantes. Leur aide et leur présence avaient dû être précieuses à l'enfant, puisqu'en vérité, il leur devait sûrement sa survie.

- Vraiment ?

Elros avait soulevé l'enfant, en prenant bien soin de ne pas lui donner l'impression qu'il ne pesait rien, avant de se mettre en marche. Il avançait d'un bon pas, même s'il s'efforçait d'aller lentement, et il avait failli se trahir plusieurs fois en étant tenté de sauter les obstacles qui se dressaient devant lui. Trippy devait les suivre, à moins qu'il ait eu trop peur de quitter les branches qui le dissimulaient entièrement.

- Qu'est-il arrivé à tes vrais parents ?

Il était évident que ce n'était pas ceux qui l'avaient élevé, car leurs différences étaient trop frappantes. Avaient-ils été des guerriers, ou de simples paysans ? Peut-être que son interlocuteur ne le savait pas lui même...


Une fois arrivé à destination, grâce aux indications du petit, le dragon l'avait posé, et avait brièvement examiné l'endroit où il vivait. La maisonnette ne payait pas de mine, et elle était aussi atypique que son propriétaire, mais elle semblait accueillante, et au fond, c'était le principal. Le rouquin n'y entrerait pas sans y avoir été invité, question de principes : lui même détestait que l'on s'introduise dans ses antres par surprise, mais par chance, cela n'était arrivé qu'une fois. L'humain qui s'y était risqué n'était pas l'un de ces imbéciles de chevaliers qui cherchaient à rapporter un trophée, mais un voyageur égaré, aussi, il ne s'était pas montré, lui permettant de passer la nuit en sécurité. Les voleurs et autres personnes mal intentionnées en revanche, auraient goûté à sa colère...

L'explication du petit au sujet de la mort de ses parents avait été écoutée avec attention par le dragon. Il trouvait malheureux que les membres d'une même espèce en viennent à s'entretuer, mais il semblait être dans la nature de certains de ne pouvoir trouver le bonheur que dans le chaos...

- Tu as eu de la chance.

Il s'était interrompu, avant de reprendre, curieux :

- Si tu ignores quel est ton véritable nom, comment te fais tu appeler ?

Chez les reptiles, le prénom correspondait la plupart du temps à une caractéristique physique ou morale, et pas simplement aux goûts des parents. Le sien par exemple, " écume d'étoile ", avait un rapport avec sa couleur, et l'aspect qu'avaient ses écailles lorsqu'elles étaient exposées à la lumière de la lune...


Plentym : Vous venez !

Il avait baissé la tête en entrant alors qu'il aurait pu passer sans avoir à faire ce geste, par pur réflexe. Sous sa forme originelle, il lui aurait été impossible de rentrer ne serais-ce que son museau par la porte de la cabane, alors forcément, le changement de taille était un peu déstabilisant... L'intérieur de la cabane était assez sympathique, sommairement décoré et meublé, mais contenant les objets essentiels à la survie d'un Homme. Son attention avait été détournée de ses découvertes par la voix de son interlocuteur, qui s'était écrié, triomphant :

Plentym : Je sais ce que vous êtes !

Alors ça, c'était très improbable, vraiment...

Plentym : Vous êtes un dragon mais vous inquiétiez pas ! Je ne le dirais à personne parce que j'adore les histoires de dragons ! Sauf quand le chevalier se bat contre lui ! Maman me racontait parfois l'histoire d'un grand dragon blanc qu'on appelait Elros ! Il paraît que c'était un très beau dragon !

Le rouquin était resté sans voix. Ses doigts avaient effleuré la page de l'ouvrage relié d'or que le gamin lui présentait, page qui, par hasard, parlait justement de lui...

- Tu tire des conclusions un peu hâtives : Comment peux tu être sûr de ce que tu avances ?

L'enfant portait un nom qui lui allait à merveille. Décidément, les fées n'avaient rien perdu de leur sens pratique. Il était étonnamment perspicace pour son âge, puisqu'en deux temps trois mouvements, il était parvenu à le démasquer, et à mettre un nom sur sa personne. Impressionnant, mais aussi contrariant : serais-ce le cas de tous les bipèdes qu'il serait amené à croiser ?

Plentym : Je vous ai dit mon nom mais vous ne m'avez pas dit le vôtre !

C'était juste, mais il hésitait encore. Après tout, rien ne le forçait à être honnête...

- Tu ne peux donc vraiment pas te contenter de ce que tu sais déjà ?

Il s'était interrompu, avant de reprendre, un sourire carnassier sur les lèvres :

- Si je parle, je serais contraint de te dévorer pour être certain que tu garderas le silence. Es-tu sûr que le jeu en vaille la chandelle ?

Bien entendu, il n'avait aucune intention de le manger. Cela n'était rien d'autre qu'une ultime tentative pour esquiver ses nombreuses questions, qui devenaient gênantes.

- Ce dragon, Elros, qu'a-t-il fait pour mériter sa place dans un livre ?

En général, seuls les héros des légendes, comme sa mère, figuraient dans des ouvrages aussi précieux. Les autres devaient se contenter de voir leur histoire racontée par des artistes itinérants, en espérant accomplir un exploit qui les ferait entrer dans la postérité. Il était plutôt bien représenté, même si un dessin ne suffisait pas à refléter la splendeur qui était la sienne les soirs où la Lune était pleine dans le ciel, ce qui était un bon point, mais il estimait que la page qui le concernait, à moins qu'elle soit purement informative, n'avait pas lieu d'exister...